- PSYCHOSOMATIQUE (MÉDECINE)
- PSYCHOSOMATIQUE (MÉDECINE)Dans sa conception la plus large, la médecine psychosomatique entend intégrer la psychologie dans l’appréhension de la pathologie organique. La psychologie – nécessairement présente dans les conditions qui président à l’équilibre de l’être vivant, dont en effet il n’est pas possible d’exclure les comportements, c’est-à-dire les rapports de l’individu avec son milieu – va se trouver impliquée dans l’étiologie de la morbidité comme dans son évolution et sa thérapeutique. D’une part, le développement considérable de la psychologie et de la psychosociologie, d’autre part, la compréhension des mécanismes biologiques et de leurs perturbations – compréhension qui se révèle incomplète en l’absence des dimensions psychologiques et sociales – nous ont conduits à modifier profondément nos attitudes. Il ne serait pas déplacé aujourd’hui de parler de «nouvelle synthèse» quand on envisage un modèle «biopsychosocial» (G. L. Engel, 1977) de la médecine ou une «psychobiologie» de la maladie (H. Weiner, 1977) ou quand, sur un autre plan, avec l’appui des thérapies comportementales, ne cesse de progresser ce qu’on nomme «la médecine comportementale».Deux modèles formulés précocément et des définitions insuffisantesOn s’est préoccupé de bonne heure d’imposer à la médecine psychosomatique deux modèles, qui ont dominé ce champ pendant les années précédant et suivant la Seconde Guerre mondiale (de 1922 à 1950). F. Alexander, en 1950, tout en restant solidaire de la façon dont étaient ainsi posés les problèmes, a tenté, l’un des premiers, de nous en débarrasser. Dans ces deux modèles, on cherchait à donner aux facteurs psychologiques une importance originelle déterminante; dans les deux cas, on partait, en fait, d’un concept vulgaire de la maladie psychosomatique et on reléguait au second plan l’importance des facteurs organiques.Le premier modèle renvoie à la croyance répandue que la maladie psychosomatique est imaginaire, c’est-à-dire que son domaine serait celui de l’hypocondrie, de la cénestopathie ou de l’hystérie. Or, au moment où l’on voit dans la conversion, processus postulé par Freud pour comprendre l’hystérie, le mécanisme fondamental de la médecine psychosomatique, on identifie la maladie générale à une concrétisation de fantasmes (conversion ou somatisation). C’est ainsi que les psychanalystes – F. Deutsch (dès 1922), M. Sperling, A. Garma et bien d’autres – ont cherché à décrypter les troubles organiques comme le langage des fantasmes. Pour Garma, «l’accès de céphalée est comme un orgasme de malaise» et signifie «un acte sexuel pervers, sadomasochiste à caractères de régression anale». M. Sperling considéra la rectocolite hémorragique comme résultant d’une conversion visant à se débarrasser d’une image maternelle dangereuse, détruite, symboliquement par le sang et les matières fécales. Cette conception, réduisant la maladie générale au modèle psychanalytique d’une névrose, a été largement critiquée et abandonnée d’ailleurs par nombre de psychanalystes (cf. Engel et Schmale, 1967; Marty et Fain, 1956 et 1963). Outre que ce modèle, comme le remarque Weiner (1978), ne diffère pas de celui de la maladie infectieuse, par la dominance d’un facteur originel, outre son absence de rigueur méthodologique, du fait que la maladie y devient, comme pour van Helmont, une «idée», il reste qu’il est impossible, le plus souvent, de savoir si les fantasmes sont antérieurs ou postérieurs à la maladie. Pour ce dernier point, on sait que les fantasmes des femmes atteintes d’anorexie mentale se retrouvent dans les états de disette, de même que ceux qui ont été mis à jour par Sperling dans la rectocolite sont présents chez des diarrhéiques. On comprend que, rejetant la conversion des fantasmes, Michel de M’Uzan ait affirmé que «le symptôme psychosomatique est bête» et que la somatisation est liée à une carence de la fantasmatisation. La verbalisation est ici singulière, eu égard à celle des névrosés; elle prend la forme d’une «pensée opératoire» liée à l’action et au présent. Cette opposition entre le névrosé et le sujet porteur d’une maladie qualifiée de psychosomatique se trouve renforcée par le concept d’alexithymie ou difficulté à décrire ses états affectifs.Le second modèle accepte l’idée que la maladie psychosomatique est analogue à l’expression corporelle des émotions: «L’approche psychosomatique, dit Alexander, est née de l’étude des troubles viscéraux qui se développent dans certains états émotionnels.» Cependant, au moment où l’on considère la maladie, il convient de passer d’une activation physiologique à l’affection, ce qui s’opère par le passage continu du fonctionnel au lésionnel. Alexander, en opposant la névrose d’organe typique de la maladie psychosomatique, à la conversion hystérique, adoptait le second modèle, mais, en restant fidèle à la symbolique morbide et à un conflit spécifique à chaque maladie, il conservait des éléments du premier modèle, même s’il ne leur donnait pas la même portée que dans celui-ci. Il reste qu’Alexander proposait «une explication multicausale» où, à «une vulnérabilité organique spécifique», innée ou acquise, il ajoutait «une vulnérabilité spécifique émotionnelle», l’ensemble actualisant une maladie sous l’effet d’un stress émotionnel.Largement indépendante de ces deux modèles, une attitude, systématisée jadis par Halliday (1948), voulait réserver le terme de «psychosomatique» à des maladies déterminées, ce qui restait conforme à la notion d’un déterminisme psychologique originel et omnipotent. L’approfondissement de nos connaissances aboutit à rejeter cette attitude restrictive et à vérifier l’assertion d’Alexander selon laquelle «théoriquement toute maladie est psychosomatique». La part des facteurs psychosociaux dans toute pathologie est sans cesse confirmée; toute la question est de savoir quelles sont la modalité d’action et l’importance relative des uns ou des autres chez un individu donné à un certain moment de son histoire et de son processus morbide.La notion de stress et sa complexitéL’objet de la médecine psychosomatique revient à évaluer le rôle et le poids des facteurs psychologiques dans l’ensemble du processus morbide. La question fondamentale demeure de savoir pourquoi tel individu est affecté de telle maladie à tel moment et pourquoi le processus thérapeutique évolue de telle façon.À cet égard, le concept de stress a fait l’objet d’un approfondissement critique théorique et expérimental (cf. Hinkle, 1974). On a mis en évidence le rôle privilégié de certains facteurs et notamment de ceux qui renvoient à des perturbations du milieu social ou des relations humaines prenant la valeur d’abandon ou de perte de l’objet aimé. Face à un tel événement, un individu peut perdre pied (c’est le complexe abandonnant-abandonné [giving up-given up ] de Engel, 1968). On a mis au point des questionnaires (cf. Rahe, 1975) permettant de telles évaluations et capables de révéler les événements qui risquent d’altérer les conditions de vie (life events ). On a pu constater que, dans un groupe d’individus soumis aux mêmes types d’expériences, seuls certains d’entre eux sont affectés de morbidités variées et fréquentes. De telles expériences (changement social, bouleversement culturel, altérations de relations interpersonnelles, etc.) peuvent être éprouvées sans engendrer de pathologie, et cela chez des sujets qui n’ont pas de prédispositions à la morbidité, mais qui sont également capables de s’isoler, de se soustraire affectivement à de tels événements (Hinkle, 1974). Le support offert par le milieu social est primordial: les coronarites chez les Japonais-Américains vivant de façon traditionnelle sont beaucoup plus rares que chez ceux qui vivent hors de ce cadre – et cela à régime lipidique égal (Marmot et Syrme, 1976). De tels faits ont été souvent confirmés: l’hypertension sénile est rare dans les sociétés où les personnes âgées ont trouvé une «niche écologique» avec des conditions sociopolitiques stables. Tout cela confirme que l’action du stressor est fonction du milieu, mais elle l’est aussi de certains traits de la personnalité. Les processus de maîtrise (coping process ), comme on les appelle, sont essentiels à la compréhension des effets de l’événement.Nombre de travaux ont montré la qualité et l’importance des variables intermédiaires intervenant entre l’appréhension psychologique de l’événement et ses manifestations pathologiques. Les expériences de J. W. Mason sur les paramètres endocriniens de l’émotion sont exemplaires. C’est aussi sur les composantes biochimiques de la pathologie que s’est portée la recherche. On a ainsi constaté que le cholestérol et les acides gras sont augmentés sous l’effet d’un stress, de même que l’acide urique par l’anticipation d’un événement qu’on souhaite maîtriser. De nombreuses preuves permettent d’affirmer le rôle du système nerveux central et plus singulièrement du cerveau sur l’effet des stress. W. H. Gutstein et coll. (1978), par exemple, provoquent des lésions athéromateuses chez le rat, par stimulation de l’hypothalamus latéral. Les résultats les plus spectaculaires sont ceux qui mettent en évidence le rôle du système nerveux central et plus singulièrement de l’hypothalamus sur les processus immunologiques, ce qui se traduit par l’apparition d’une «psychoneuro-immunologie» (Ader, 1981).Plurifactorialité et hétérogénéité; les déterminismes circulairesL’absence de maîtrise à l’égard d’un stressor n’est qu’un élément du mécanisme pathologique; d’autres facteurs sont indispensables. Il existe des prédispositions morbides biologiques dont certaines prennent la valeur de marqueurs et dont un bon nombre sont héréditaires (taux élevé de pepsinogène dans l’ulcère duodénal, anticorps IgE dans l’asthme, facteurs rhumatismaux, taux élevé d’acide urique dans la goutte, etc.). D’autres sont incontestablement le fruit de comportements tels que l’absorption excessive de sel dans l’hypertension (comme chez les Japonais) ou de graisses saturées dans l’athérosclérose. De telles prédispositions ne sont ni nécessaires ni suffisantes. Elles ne sont pas nécessaires, car une maladie donnée peut exister en leur absence: il existe des ulcéreux qui ont un taux normal de pepsinogène, comme des goutteux sans acide urique élevé ou des hypertendus à régime salé bas, etc. Cette absence de nécessité implique que, dans beaucoup de cas, la maladie prend des formes hétérogènes. Pendant longtemps, on a tenu pour certain que parmi ces prédispositions figurait une spécificité psychologique, soit de la personnalité (F. Dunbar), soit du conflit (Alexander) ou encore de l’attitude (Grace et Graham). De telles notions ont mal résisté à la critique, dans la mesure où on les voulait originelles, omniprésentes et spécifiques par rapport à un état morbide déterminé. Certains sujets en sont dépourvus; on retrouve les mêmes dans des affections différentes; une même affection peut en présenter plusieurs; enfin, il est souvent difficile de savoir s’il s’agit d’un phénomène originel ou d’un phénomène réactionnel. Ces réserves faites, de tels marqueurs psychologiques ne sont pas à négliger, telle la personnalité de type A, décrite par Friedman et Rosenham (1959) dans les coronarites, qui peut être un facteur de haut risque.Par ailleurs, l’insuffisance de ces marqueurs pour déclencher la maladie implique l’existence d’un déterminisme plurifactoriel. C’est dans cette perspective que les facteurs psychologiques peuvent jouer; par exemple, Kasl et coll. (1979) constatent que, parmi les étudiants de West-Point présentant les réactions biologiques de la mononucléose infectieuse, un quart d’entre eux seulement se révèlent cliniquement comme ayant la maladie et ils se trouvent justement porteurs de caractères psychologiques singuliers. L’importance des facteurs déterminants est fonction de la possibilité de prévoir, à partir d’eux, l’apparition d’une maladie et, de ce fait, de différencier les sujets à risque élevé. Ce modèle prévisionnel, ou prédictif, a été bien défini par Mirsky (1958) pour l’ulcère duodénal et a été appliqué par Weiner et coll. (1957). La prévision se fait à partir du taux élevé de pepsinogène, du profil psychologique, extrait de vingt tests, et des facteurs du milieu. Un tel modèle a été appliqué à l’hyperthyroïdie par Wallenstein et coll., 1965, ainsi que pour le cancer du col utérin, par Schmale et Iker (1966). Si, dans certaines circonstances, le déséquilibre engendré par le stress agit directement sur les mécanismes physiologiques, il peut passer aussi par la voie des comportements. Les épisodes d’ulcères digestifs peuvent être activés par des stressors générateurs de difficultés psychiques, mais cela tient à ce que ces dernières ont engendré une augmentation de la consommation d’alcool ou des modifications du régime alimentaire (Weisman, 1956), comme ce peut être le cas pour une crise de goutte (Katz et coll., 1982). On a trop souvent négligé ce type de mécanismes (boucle externe de Weiner) au profit d’un déterminisme interne. Les comportements générateurs de pathologie organique sont aujourd’hui au centre de la médecine comportementale. Sexton (1979), en comparant les causes de mortalité en 1900 et en 1973, constate qu’à cette dernière date 73 p. 100 de la mortalité globale est représentée par quatre maladies influencées par des comportements: maladies cardiaques (régime, exercice, tabac, stress), cancers (régime, tabac), maladies cérébro-vasculaires (tabac, régime) et les accidents de la circulation.La présence, chez des individus possesseurs de marqueurs biologiques déterminés, d’un profil psychologique pose un problème singulier. À partir des seuls critères psychologiques (violents désirs oraux et conflits qui s’ensuivent), on a pu (Weiner et coll.) différencier 71 p. 100 des hypersécréteurs en pepsinogène et 51 p. 100 des hyposécréteurs, et cela en l’absence de tout ulcère digestif déclaré. Pour les zones chaudes de la thyroïde, Wallenstein et coll. ont obtenu des résultats analogues, comme Harris et coll. (1953) chez des femmes à la limite de l’hypertension. Que signifie cette association possible avant tout fait clinique? On pourrait supposer qu’on tient là un déterminisme originel; pourtant certains en doutent. Mirsky (1958), pour l’ulcère duodénal, estime que l’hypersécrétion héréditaire détermine dès la naissance un comportement type de l’enfant (insatiabilité) qui déclenche celui, spécifique, de la mère, lequel, à son tour, provoque une réaction secondaire de l’enfant. Un tel mécanisme a été supposé pour l’hypertension par Reiser (1970) et pour l’asthme par Stein (1962). De telles analyses conduisent à deux réflexions. D’abord, les déterminismes ne sont pas linéaires mais circulaires: un phénomène psychologique peut être, comme un phénomène physiologique, le résultat d’un comportement tout autant que d’une prédisposition biologique, les deux étant en interaction. Ensuite, la nature des déterminismes précoces, souvent évoqués comme un dogme, n’est pas simple; leur étude est, d’ailleurs, un champ de recherches actives. Les attitudes, les comportements du milieu, surtout parental, peuvent être des réactions autant que des phénomènes originels. On n’a pas réussi à mettre en évidence une spécificité: pour l’asthme, on a décrit quatre attitudes parentales possibles. De plus, la précision des variables a été l’objet des travaux de Hofer sur le rat, qui ont mis en évidence des «processus régulateurs cachés». Il est essentiel, en effet, de savoir par quels intermédiaires précis, par quels canaux, la mère règle l’équilibre psychobiologique du jeune enfant. De la sorte, Hofer a pu préciser ce qui était exactement en cause dans une expérience de séparation d’avec la mère. On a montré aussi que des influences précoces (séparation d’avec la mère suivie d’isolement, chocs électriques, manipulations) avaient des influences très opposées selon les affections: les mêmes paramètres entravent le développement d’une maladie, mais facilitent le développement d’une autre. D’autre part, les épisodes surgissant entre l’expérience précoce et l’agent pathogène jouent un rôle également variable (Ader). Enfin, on se préoccupe d’établir les effets physiologiques et biochimiques des expériences précoces: on a pu établir, par exemple, que l’absence de stimuli tactiles altérait le niveau enzymatique (ornithine décarboxylase, essentielle à la croissance cérébrale). Si la perte de l’objet aimé joue un rôle si important dans le déclenchement des maladies, c’est que la relation qu’elle brise fonctionne tout au long de la vie. Encore une fois, cet ensemble de faits, rangés par Bowlby sous le terme global d’«attachement», suscite notre analyse et notre réflexion.À l’approche de la fin du XXe siècle, la médecine psychosomatique paraît bien disparaître en tant que telle, tant notre façon de poser les problèmes et de les résoudre a évolué. Ce qui reste de son objet semble se centrer sur trois préoccupations: intégration de la psychologie à la biologie, rigueur et utilité.En rejetant la toute-puissance originelle des processus psychologiques dans certaines maladies qualifiées de «psychosomatiques», en accordant aux maladies les caractéristiques de plurifactorialité et d’hétérogénéité, en envisageant la circulation des déterminismes, on intègre une médecine de l’être vivant total et on disqualifie les impérialismes. Ainsi s’achève une période de réduction de l’apport de la psychologie à la médecine soit à la psychanalyse soit à la psychiatrie, dont il convient de préserver les originalités.Il est important de comprendre qu’une telle intégration, outre qu’elle engage la biologie dans de nouvelles perspectives, rejette une dichotomie méthodologique. Si la psychologie a son domaine, elle ne peut se prévaloir d’une rigueur originale, d’une objectivité spéciale qui, contrairement à ce que d’aucuns croient encore, la placeraient non au rang des «sciences humaines» – l’histoire est autrement pointilleuse sur les critères de véracité! – mais plutôt hors du temps et du champ de la science. Enfin, en obligeant la médecine à prendre en considération les phénomènes psychologiques dans leur ensemble, il ne convient pas de réduire la portée de cet apport. La connaissance psychologique se doit de jouer à toutes les étapes du processus pathologique et la relation au malade réel, ou potentiel, impose de dégager les attitudes, les comportements qui sont en jeu, de dévoiler les affects et de parvenir à la construction ou au renforcement des processus de maîtrise.
Encyclopédie Universelle. 2012.